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Crise sanitaire et urgence sociale : la précarité à l’épreuve du coronavirus.

COVD 19 : Crise sanitaire et urgence sociale

Si l’épidémie de Covid-19 est une crise sanitaire d’ampleur inédite, elle est également une crise bien plus globale, qui interroge l’ensemble des politiques publiques, et tout particulièrement celles qui sont destinées aux plus précaires. Le secteur de la lutte contre la précarité n’a pu qu’intégrer après coup l’effet des consignes sanitaires : la question des impacts immédiats, et graves, du confinement sur les plus démunis, ne s’est posée qu’après son commencement. Terra Nova publie aujourd’hui le témoignage d’un professionnel du secteur sur les prémices d’un drame social d’une ampleur inégalée en France, sur les difficultés d’application du confinement, la mobilisation des professionnels de l’urgence sociale, et les impacts de la crise sanitaire sur les plus vulnérables.

Par Victor Duchamp, haut fonctionnaire en poste dans le domaine social à Paris
A L’OMBRE DE LA CRISE SANITAIRE, LE RISQUE D’UN DRAME SOCIAL
Dès l’annonce du confinement, le secteur de l’aide aux plus démunis a vacillé
pendant plusieurs jours. La mobilisation des pouvoirs publics et de l’ensemble
des acteurs s’est en effet massivement portée dans ce premier temps sur la
crise sanitaire, faisant passer l’urgence sociale au second plan. Les mesures
inédites mises en place dans des délais très courts n’ont pas permis, ou pris en
compte, l’anticipation des conséquences induites sur d’autres domaines, dont
celui de l’urgence sociale.
Ainsi, les acteurs de la lutte contre l’exclusion, institutionnels comme
associatifs, les réseaux de bénévolat complémentaires de ces acteurs, ont été
dépeuplés du jour au lendemain. Les services fonctionnent depuis lors avec
des effectifs réduits, comptant parfois jusqu’à 70% d’absents, autant de
situations totalement inédites.
Un drame social, d’abord invisible aux yeux de tous, a donc failli advenir en
quelques jours. Les urgences à gérer ont été nombreuses, avec une difficulté
accrue, dans le secteur de la lutte contre l’exclusion, à mettre en œuvre les
mesures de confinement et les consignes sanitaires :
L’aide alimentaire, avec l’arrêt net des distributions et en l’absence
d’associations pour les organiser, a d’abord été fortement impactée. A Paris,
on a coutume de dire que personne ne meurt de faim dans la rue. Cette
question s’est pourtant posée, pendant quelques jours, comme jamais
auparavant.
La fermeture de dispositifs tels que les toilettes publiques, a empêché des
publics déjà en situation de précarité hygiénique d’avoir accès à des points
d’eau pour se laver.
Les conditions d’accueil dans les centres d’hébergement d’urgence n’étaient
absolument pas compatibles avec les instructions de confinement, et ne le
sont toujours pas : certains centres fonctionnent encore comme des dortoirs
avec des centaines de personnes, des sanitaires collectifs, et même dans des
centres plus modernes, la chambre individuelle est loin d’être partout la
norme. Il s’ensuit de grandes difficultés à appliquer les mesures de
distanciation sociale et les gestes barrière, et notamment l’impossibilité
d’isoler des personnes symptomatiques ou malades dans des chambres ou
espaces individuels.
Avec la fermeture partielle des bureaux de poste et de nombreuses
administrations, l’accès aux droits de nombreux publics domiciliés
administrativement dans ces structures (sans domicile fixe) a lui aussi été
fortement entravé.
Un drame social, d’abord invisible aux yeux de tous, a donc failli advenir en
quelques jours. Les urgences à gérer ont été nombreuses, avec une difficulté
accrue, dans le secteur de la lutte contre l’exclusion, à mettre en œuvre les
mesures de confinement et les consignes sanitaires :
Il y a eu ensuite un effet de ressaisissement collectif, qui a permis d’éviter ce
drame, en transformant profondément le secteur de l’urgence sociale, et en
l’adaptant à cette situation. Mais l’évaluation des besoins se fait au jour le jour.

L’APPLICATION DU CONFINEMENT : UNE MISSION (PRESQUE) IMPOSSIBLE
Isoler des résidents malades dans des centres d’hébergement est un exercice
périlleux, alors qu’il s’agit d’une priorité sanitaire absolue… L’Etat a prévu la mise
en place de structures de « desserrement » de ceux-ci, mais cette orientation se
fait au compte-goutte, uniquement quand des personnes ont été déclarées
biologiquement malades, grâce à un test. Or, les soignants et les personnes
atteintes de formes graves de la maladie sont prioritaires pour l’accès à ces
tests. Or, les soignants et les personnes atteintes de formes graves de la
maladie sont prioritaires pour l’accès à ces tests.
Dès lors, l’orientation dans ces centres de desserrement reste largement
théorique, et il faut penser en urgence de nouvelles structures de type « sas »
pour les personnes symptomatiques, vraisemblablement atteintes de formes
légères, mais non encore testées, ou qui ne le seront pas. Dans ce cadre, la
question des porteurs asymptomatiques reste par ailleurs entière.
Il a donc fallu catégoriser les publics, traiter les malades en priorité, sans
toujours disposer d’une possibilité adaptée d’isoler des personnes qu’on
soupçonne d’être contaminées, en l’absence d’accueil individuel. Au cas par
cas, cela peut prendre la forme de la réquisition de bureaux administratifs, de
salles collectives (salle de télévision, bibliothèques…) condamnées pour la durée
de la crise, etc. La restauration, souvent collective, a du être radicalement
repensée pour limiter les flux internes au sein des centres. Dans certaines
structures comme les gymnases, qui accueillent des publics très précarisés, la
mise en place de ces mesures de confinement relève quasiment de la gageure.
L’enjeu de protection des personnes prend aussi une dimension particulière
avec des instructions de confinement qui peuvent être difficilement comprises
par les publics, et se révéler ainsi inapplicables dans les faits.
Il Il faut protéger les travailleurs sociaux, moins nombreux, qui font l’effort de
venir travailler dans des conditions encore plus difficiles qu’en temps normal. Le
maintien, sans autre choix, d’un résident malade qu’on ne peut pas isoler,
provoque énormément d’anxiété chez les personnels, mais aussi chez les autres
résidents, qu’il faut gérer. D’autres difficultés se posent face à des personnes
avec des troubles de santé mentale, qui ne respectent pas les conditions du
confinement, ce qui soulève des enjeux éthiques de préservation des libertés
individuelles (doit-on empêcher une personne d’aller et venir pour protéger les
autres ? Quelle mesure adopter face à un résident rétif au respect des
consignes, ou qui en est incapable ?).
Le fonctionnement des centres d’hébergement, structures qui fonctionnent
24h sur 24, est une priorité et leur mise en péril conduirait à des remises à la rue
massives, ce qui n’est évidemment pas une option. Pour permettre leur
fonctionnement dans la durée, il a fallu, dès le début, y faire appliquer des
consignes de distanciation sociales très fermes, les équiper de gel
hydroalcoolique, de lingettes. L’enjeu crucial des masques, très complexe
pendant les premiers jours de crise en raison de la pénurie nationale, a créé
beaucoup d’anxiété dans les équipes, jusqu’à entraîner l’exercice de droits de
retrait.

DE NOUVEAUX INVISIBLES
Les structures d’urgence sociale fonctionnent encore souvent sur le mode du
guichet, et n’accueillent pas tous les publics précaires, mais uniquement ceux
qui s’y déplacent. D’autres structures ont vocation à « aller-vers »les personnes à
la rue : des maraudes, des réseaux de solidarité citoyenne, communautaires, ou
encore paroissiaux, qui sont souvent les seules auxquelles s’adressent
beaucoup de sans-abris, notamment lorsqu’ils sont très ancrés sur un territoire,
un quartier. Or, ces structures de proximité ont disparu, pour certaines,
brutalement, dès le début du confinement. Des populations dont nous
connaissions l’existence mais qui se rendaient jusqu’ici invisibles (des SDF
vivant dans le Bois de Vincennes par exemple) sont donc apparues dans nos
services car elles n’avaient plus aucune aide de proximité.

LES OUBLIÉS DE LA CRISE SANITAIRE
Dans la gestion globale de la crise, le social est venu derrière le sanitaire, avec
un temps de retard. L’anticipation a certainement manqué, tenant au fait que
les mesures drastiques qui ont été prises l’ont parfois été sans préavis ni
préparation : entre la prise de parole du Président de la République le jeudi 12
mars, celle du Premier ministre le 14 mars, puis à nouveau l’intervention
présidentielle du 16 mars, des caps très importants sont franchis en l’espace de
quelques heures, témoignant d’une prise de conscience certainement tardive
de l’urgence sanitaire et des moyens de la juguler.
Dans ce cadre, le secteur de la lutte contre la précarité n’a pu qu’intégrer après
coup l’effet des consignes sanitaires : la question des impacts immédiats, et
graves, du confinement sur les plus démunis, n’a ainsi été perçue qu’après que
le confinement a eu réellement débuté.
A injonctions sanitaires inédites, situations inédites dans l’espace public : des
SDF ont ainsi été verbalisés pour non-respect du confinement… Des familles
hébergées en hôtel par le 115 (Samu Social), dépendant à 100% de l’aide
d’urgence, se sont vues instantanément privées de l’accès à des services
essentiels. A titre d’illustration : la question de la prise en charge des enfants
dans des familles monoparentales avec un parent pouvant être hospitalisé n’a
pas été évoquée, alors que les services d’aide sociale à l’enfance sont déjà
saturés.

Le premier réflexe des associations et acteurs publics a été de se demander de
quel plan de continuité des services ils pouvaient s’inspirer (directives lors de
l’épidémie de la grippe H1N1 par exemple), démontrant par l’exemple que la
plupart d’entre eux en étaient jusqu’alors dépourvus. Le secteur associatif, dont
le fonctionnement repose parfois en partie sur des bénévoles retraités, a été
d’autant plus fragilisé.
Une grande métropole concentre en général, et Paris tout particulièrement,
une grande variété d’acteurs de la grande exclusion, qui peuvent s’inspirer les
uns les autres, ce qui nous a aidés. Finalement, dans un cadre de contrainte et
d’urgence aiguës, les acteurs ont su créer du lien entre eux et s’épauler.
Mais les impacts du confinement sur les personnes précaires se posent aussi
dans d’autres termes sur l’ensemble du territoire national : comment fait une
personne bénéficiaire du RSA, isolée dans une zone rurale, avec un réseau de
solidarités locales plus restreint, qui cesse de fonctionner instantanément ?

L’Etat, au-delà d’une approche globale de la crise sanitaire, et de ses incidences
sociales, a vraisemblablement manqué d’inventivité, de capacité d’innovation
pour créer des dispositifs de mise à l’abri rapidement. Il aurait fallu
réquisitionner plus rapidement, et massivement, des logements et des
équipements vacants, et créer ainsi des capacités d’hébergement individuel
plus conséquentes. Si la puissance publique a pu et su réglementer très
rapidement par décret les prix du gel hydroalcoolique dès le début de
l’épidémie, la manœuvre a été bien plus lente pour réussir à se donner des
marges de manœuvre pour les publics en situation de très grande précarité…
Plusieurs jours ont été nécessaires, alors que les hôtels étaient vides, pour créer
des places. L’Espagne et l’Allemagne ont, pour leur part, réquisitionné des
hôtels pour en faire des centres d’hébergement ou des hôpitaux. En France,
pour le moment, les mesures prises ont d’abord été insuffisantes face à
l’ampleur de l’épidémie.

LE REGAIN DES SOLIDARITÉS
L’alerte donnée par les associations a provoqué un énorme élan de solidarité, et
une coordination plus importante dans le paysage associatif. Les gens se
parlent, les associations ont été forcées de sortir de leur couloir de nage… De
nouvelles formes de mutualisation ont ainsi été inventées.
In fine, si le tout premier enjeu a été de garantir, pour la durée de la crise, les
services répondant à des besoins fondamentaux (alimentation, hygiène…), il
faudra aussi évaluer les conséquences à long terme du COVID 19 et le fait qu’il
crée des points de rupture encore plus importants que par le passé, dans des
trajectoires de vie déjà compliquées. L’insalubrité, la vétusté de nombreux
logements rendent le confinement particulièrement éprouvant pour de
nombreuses familles. Les services d’aide sociale à l’enfance vivent une tension
extraordinaire. Le parcours scolaire d’enfants hébergés à l’hôtel par le SAMU
social, par exemple, sera directement impacté. Sans accès à Internet pour
utiliser leur Environnement Numérique de Travail (ENT), ceux-là ne peuvent pas
faire l’école à la maison.
Si l’épidémie de COVID est bien évidemment une crise sanitaire d’ampleur
inédite, elle est également une crise bien plus globale, qui interroge l’ensemble
des politiques publiques, et tout particulièrement celles qui sont destinées aux
plus précaires.

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